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Le développement historique et le fonctionnement de l'industrie de la chanson québécoise

Troisième partie
Nouvelles technologies, nouvelles mues des cultures et des générations
(1945-1975)

Chapitre 4

La synthèse pop-chansonnière sous le soleil des médias: notre chanson adolescente

    En 1968, les nouveaux artisans du «rock québécois», avec en tête Robert Charlebois , Claudine Monfette (Mouffe), Louise Forestier et Yvon Deschamps, font un joyeux scandale. Entre autres innovations musicales et scéniques, l'Osstidcho donne à la langue «joual» son droit de cité dans la chanson, tout comme Michel Tremblay, Françoise Loranger ou Réjean Ducharme dans leur théâtre. Les rythmes latins, «canayens», jazz et blues y articulent les paroles des Péloquin, Ducharme, Sabourin et Mouffe. Ce scandale de l'Osstidcho cède vite la place à l'admiration des jeunes publics et de plusieurs têtes du monde artistique pour cette synthèse radicale des courants «chansonnier» et «anglo-saxon».

    La chanson populaire québécoise n'est plus jamais la même après cet événement catalyseur. A partir de là, Gerry Boulet d'Offenbach peut chanter des poèmes de parlure comme «Faut que j'me pousse» avec sa pleine voix de blues. Diane Dufresne peut faire éclater sa voix et son corps pour raconter une réalité de femme libre et douloureuse, en symbiose avec les mots de Plamondon et les accords de Cousineau. Jean-Pierre Ferland, notre «chansonnier romantique», se ressaisit en produisant son album Jaune, salué comme une oeuvre majeure d'orchestration et d'écriture pop. Entre 1969 et 1975-76, d'autres artistes explorent les voies musicales ouvertes par la floraison des variétés populaires américaines et les échos qu'elles entraînent dans nom mémoires. Les évolutions des styles folk, country, jazz et soul, à travers les pulsations du rock'n'roll, font cheminer Beau Dommage , Les Séguin , Le Jazz Libre du Québec, Harmonium , Plume Latraverse , Steven Cassonade Faulkner, Le Ville émard Blues Band , Aut'Chose, Nanette Workman, Jim et Bertrand , Kate et Anna McGarrigle, l'Acadienne édith Butler et les Franco-Ontariens CANO vers les richesses de leurs propres langages. Tout devient possible dans la chanson québécoise.

    Une jeune maison de disques, Gamma, créée vers 1965, récupère les nouvelles énergies sur microsillon, à commencer par celles de l'Osstidcho (Charlebois-Forestier) et les lance dans la course des années 70. En même temps Gamma «actualise» les discours et les musiques de chansonniers plus traditionnels: Jean-Paul Filion, Pierre Calvé, Georges Dor . Les premières boîtes à chansons sont délaissées au profit de la nouvelle Place des Arts de 1967 qui réserve un traitement royal aux chansonniers. Les autres boîtes diversifient leurs formules dans l'euphorie de la décennie suivante. Des auteurs-compositeurs complets comme Marc Gélinas («La Ronde»), Tex Lecor («Le Frigidaire») et Jacques Michel («Amène-toi chez nous») y trouvent quelque peu de répit. Leur difficile partage entre les deux publics de «chanson à texte» et de «chanson légère» en a fait des presque sacrifiés. D'ailleurs, la maison Gamma augmente régulièrement sa «famille» avec des nouveaux artistes gravitant autour de la Butte-à-Mathieu: Tex Lecor , Georges Langford.

    Revenons un peu en arrière. Dans un terrain politique particulièrement propice, Guy Latraverse, comptable devenu organisateur de spectacles en 1959, impresario de Claude Léveillée en 1962, organisateur de tournées en 1963, gérant de plusieurs artistes dont Robert Charlebois (alors en pleine ascension), jette les bases de Kébec-Spec. Cette entreprise de production de spectacles recherche des lieux publics privilégiés pour une génération d'auteurs- compositeurs-interprètes de prestige qui entendent consolider leur succès populaire. Plus largement, Kébec-Spec veut créer de nouvelles scènes «de transition» entre les boîtes à chanson et la Place des Arts: des scènes adaptées au plan de carrière de chaque artiste. 1975 sonne l'heure de gloire pour la compagnie: Latraverse procède à la réouverture du Jardin des étoiles, sur le site de La Ronde, pour y présenter des spectacles des artistes les plus forts de la nouvelle chanson populaire: entre autres le groupe Offenbach , Lucien Francoeur et Toubabou. Sans oublier les spectacles qu'il produit en d'autres lieux, par exemple Louise Forestier au théâtre Saint-Denis. L'état nourrit cette expansion commerciale avec ses programmes de participation aux échanges francophones. La Super-Franco-Fête, organisée en 1974, est une manifestation culturelle de grande envergure en pleine fièvre nationaliste. Félix, Vigneault et Charlebois s'y trouvent réunis sous ce titre éloquent: «Le Loup, le Renard, le Lion».

    En général, on assiste à une concentration et à une spécialisation des maisons de disques dans les années 70, sous l'influence du showbiz américain. Toutes les maisons de disques sous l'influence de «majors» français ou américains font de bonnes affaires avec les artistes québécois, surtout les nouvelles valeurs sûres: Diane Dufresne, Claude Dubois, Michel Pagliaro, les Séguin. Polydor, Barclay, Pathé, Warner (plus tard WEA), London, Capitol, CBS (Columbia), A&M engagent et forment de jeunes acheteurs, agents de promotion, directeurs de production et/ou conseillers artistiques dont on retrouve les noms plus tard en première ligne de la production musicale. Les maisons Sélect (Archambault) et Trans-Canada conservent leur position et s'associent à la distribution d'une kyrielle de nouvelles étiquettes indépendantes: Solo, Beaubec-Acapella, Disques Bleus, Telson, Apex. Souvent, ces petites entreprises de spectacles et de disques privilégient les «happenings» et laissent tomber toute stratégie commerciale. Dans un style ou l'autre, il est difficile de retracer tous les producteurs de disques indépendants des années 70. Plusieurs étiquettes sont associées en tout ou partie à un seul artiste, parfois propriétaire: Gilles Vigneault (Nordet), Georges Dor (Sillons). Roger Miron, l'auteur de «A qui le p'tit coeur après neuf heures?», enregistre sous son étiquette, Rusticana, les premiers microsillons de Jacques Michel. Plusieurs artistes en perte de vitesse deviennent producteurs, comme Tony Roman avec sa compagnie Canusa. Les activités de gérance de Guy Latraverse donnent l'exemple (ou le contre-exemple) à une poignée de jeunes impresarios. Certain-e-s demeurent lié-e-s avec les artistes au-delà des obligations professionnelles, comme Lise Aubut, pour Angèle Arsenault et Édith Butler, et Hélène Pedneault, pour Clémence et Les Séguin entre autres. Toutes ces complicités et toutes ces manoeuvres dans le monde de la chanson misent sur un formidable instinct de survie et sur une indéniable créativité pas toujours organisée.

    A partir du milieu des années 70, la plus importante des nouvelles compagnies de production est Kébec-Disc/Diskade, avec à sa tête Gilles Talbot. On lui doit de nombreux enregistrements de qualité pour des artistes comme Diane Dufresne, Robert Charlebois, Fabienne Thibeault, Louise Portal et Walter Rossi, Louise Forestier et Jean Lapointe. On lui doit aussi plusieurs albums de la comédie musicale «Starmania», co-production de Luc Plamondon (Québec) et Michel Berger (France). «Starmania» a servi de tremplin pour de nombreux artistes de la chanson, dès sa première création en 1978 (premiers enregistrements des chansons) et 1979 (spectacle complet à Paris).. L'entreprise de production Sol 7, fondée par Stéphane Venne, Frank Furtado et Michel Le Rouzes, se spécialise dans les variétés légères en produisant entre autres des disques d'Emmanuelle et de Dominique Michel. Comme Kébec-Disc, elle s'associe à Trans-Canada pour la distribution de ses disques.

    On assiste à un certain retour de popularité du folklore et de la chanson populaire des années 30, tombés en désuétude avec les premiers sursauts de la musique pop. Des artistes comme Jeanne d'Arc Charlebois et Raoul Roy se trouvent de nouveaux publics, par exemple dans les nombreux festivals «folk» à travers le Canada. La maison canadienne MCA distribue des compilations québécoises «anciennes» dans sa série «Coral»: des auteurs-compositeurs- interprètes populaires et western (La Bolduc, Marcel Martel, etc.). La musique country/western conserve ses traditions sous des étiquettes comme Bonanza, qui produit les chansons d'artistes québécois, franco-canadiens et franco-américains. Une musique trempée dans une nouvelle approche des musiques traditionnelles du Québec se retrouve sous l'étiquette Tamanoir, fondée en 1971. Cette petite maison de disques rassemble en fait plusieurs groupes de nouveaux folkloristes: Beausoleil-Broussard, le Rêve du Diable, Alain Lamontagne, La Bottine Souriante , ainsi que les chansons et autres performances du poète Michel Garneau.

    Un autre groupe de musiciens sont représentés par l'étiquette Tamanoir: Conventum. Les principaux membres de ce groupe: André Duchesne, Jean-Pierre Bouchard, René Lussier, se retrouveront dans diverses formations et sous d'autres étiquettes tout au long des années 80. Ils sont liés, tout comme le poète et auteur-compositeur Raôul Duguay, à la montée d'une «avant-garde» de la musique populaire au Québec. Leurs recherches répondent aux créations iconoclastes des artistes pop et rock de la fin des années 70 aux états-Unis et en Europe. Cet essor vient aussi de la politisation de plus en plus forte de tous les artistes de la chanson québécoise «sérieuse», au lendemain de la Crise d'Octobre 70. L'activisme des syndicats et des autres groupes militants provoque l'engagement des artistes dans des causes sociales et politiques controversées. L'événement Québékiss (spectacle et albums) est mené en 1970-71 par la poète et auteure-compositeure Marie Savard. La Campagne contre la Baie James en 1973 réunit plusieurs groupes et artistes solistes canadiens et québécois, dont les Séguin, Beau Dommage et le jeune Paul Piché. Déclarée en 1975, l'Année Internationale de la Femme suscite des monologues et chansons de Clémence et des projets de chansons de Pauline Julien et d'Angèle Arsenault entre autres. Elle suscite aussi des prises en charge de la production musicale par des équipes de femmes: Lise Aubut fonde avec Jacqueline Lemay, Angèle Arsenault et édith Butler les Productions SPPS. Plusieurs jeunes artistes populaires se sentent frustrés de la croissance et de l'enfermement de la musique en «machine à paillettes»: les stratégies de Guy Latraverse, en particulier, ne font pas l'unanimité. Des membres de groupes comme Beau Dommage et C.A.N.O. préfèrent les groupes d'artistes et de travailleurs culturels autogérés. Ils rejoignent là des groupes comme les comédien-ne-s rebelles de l'école Nationale de Théâtre qui ont fondé le Grand Cirque Ordinaire. De ce groupe entre autres, Paule Baillargeon, aujourd'hui réalisatrice, et Jocelyn Bérubé ont écrit des chansons.

    Cette décennie 1970 témoigne à la fois des ambitions et de la fragilité de la «music business» au Québec. Les industries culturelles s'installent dans l'euphorie économique et politique de l'entrée au pouvoir du Parti Québécois en 1976. Largement dépendantes de subventions, plus divisées qu'elles ne le paraissent, elles sont mal équipées pour faire face à un éventuel creux de vague. L'industrie du disque et du spectacle québécois, malgré toutes ses promesses, n'est pas encore consolidée. Les petites et moyennes scènes liées aux premières générations de «chansonniers» sont progressivement disparues, au profit des grands théâtres et des «cirques» en plein air, plus payants. Les médias sont saturés et les producteurs s'épuisent en «découvertes» et en «festivals» dans la deuxième moitié de la décennie. Des manifestations pour un syndicat des musiciens québécois indépendant de la Guild of Musicians se préparent. Font partie des protestataires les musiciens de Beau Dommage, Conventum et Octobre. Ces groupes comprennent plusieurs auteurs-compositeurs qui assument eux-mêmes les coûts de leurs spectacles sur des scènes de variétés de plus en plus maigres et de plus en plus chères.

    La Chant'Août de 1975 est une manifestation encore pleine de vitalité artistique mais aussi d'étalage mercantile. Elle est saluée par les uns et décriée par les autres, qui lui préfèrent de beaucoup des concours comme le Festival de la Chanson de Granby. Montée sous le prétexte de chercher une relève artistique à Charlebois et Cie, la Chant'Août confirme un virage de plus en plus net vers une production contrôlée par les nouvelles lois du marché culturel de la musique pop. Les chansons québécoises ont plus ou moins intégré toutes les tendances modernes de la musique populaire occidentale. De ce fait, elles se trouvent soumises aux mêmes rapports de force entre d'innombrables marchandises culturelles, sources de profits considérables dans les sociétés post-industrielles. La Chant'Août de 1975 révèle Fabienne Thibault comme interprète et auteure de chansons, coincée entre «l'âge idéaliste» et «l'âge de raison» du showbiz québécois. Se forme alors l'AQPD (Association Québécoise des Producteurs de Disques) qui deviendra l'ADISQ (Artisans du Disque et de l'Industrie du Spectacle Québécois) au tournant de la décennie 80. Les chansons sont maintenant considérées comme des biens culturels à entretenir et à multiplier, à l'aide des commerces les plus serrés et les plus raffinés entre producteurs et diffuseurs. La multiplication des radios sur bande MF rend ces ententes nécessaires. Certaines figures connues des variétés télévisées fondent des radios à la fin des années 70: par exemple Jean-Pierre Coallier fonde CIEL-MF à Longueuil et entend promouvoir la chanson par de nouveaux concours. Malheureusement, avec la crise qui s'installe, ces maîtres d'oeuvre qui encouragent la chanson québécoise francophone ne sont plus légion à la radio privée.

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Danielle Tremblay

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Édité le 16 décembre 1995